A l'occasion du One Ocean Summit, Mer et Marine donne la parole aux chercheurs de l'Institut de l'Océan de l'Alliance Sorbonne Université. Stéphanie Bertrand détaille ici le fascinant arbre généalogique des espèces marines.
Il parait évident que connaître l’Histoire de l’humanité est essentiel pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il en est en fait de même, d’une manière moins évidente peut-être pour tous, pour l’évolution des êtres vivants, une histoire beaucoup plus ancienne. Connaître le passé biologique de notre espèce, et de celles qui nous entourent, nous permet aussi de mieux comprendre le fonctionnement des organismes vivants et leur diversité.
Si pour l’Histoire humaine nous avons accès à des objets, des constructions, des écrits et une transmission orale qui nous renseignent sur le passé, nous n’avons que peu d’indices pour décrypter l’histoire des êtres vivants. Il existe bien des fossiles, mais ceux-ci sont rares et ne sont pas toujours représentatifs du passé. Par exemple, les organismes à corps mou sont rarement fossilisés, il nous reste donc peu de traces de ces espèces disparues. L’idéal serait une machine à remonter le temps...mais nous n’en avons pas encore à disposition ! Alors comment faire ? La solution vient de l’étude des êtres vivants actuels. Grâce à la comparaison de leurs formes, de leurs fonctionnements et de leurs génomes, nous pouvons retracer l’histoire qui les unit.
Et la mer dans tout cela ? Si nous prenons l’exemple des animaux, ceux-ci peuvent être classés en plusieurs grands groupes comme les mollusques (moules, poulpes, escargots), les arthropodes (insectes, crustacés), les annélides (néréis, sangsues, verres de terre), les vertébrés (poissons, amphibiens, oiseaux, mammifères), les échinodermes (oursins, étoiles de mer, concombres de mer), les cnidaires (anémones, méduses, hydres), etc.…Une grande partie de ces groupes correspond à des espèces exclusivement marines. Si nous voulons comprendre l’évolution du monde animal, nous devons étudier ces organismes. La mer est donc porteuse de modèles indispensables pour retracer notre histoire.

Cet arbre représente les relations évolutives entre les différents groupes d’animaux. Tous les animaux, comme leur ancêtre commun, se forment à partir d’une cellule à travers le développement embryonnaire. La diversité des formes des animaux est le résultat de l’évolution des processus du développement de l’embryon. Le champ de la biologie qui s’intéresse à cette thématique s’appelle l’évo-dévo.
L’une des questions les plus fascinantes lorsque l’on observe les animaux est de savoir comment, à partir du premier animal (l’ancêtre commun à tous ceux qui existent aujourd’hui) est apparue cette diversité de formes du corps. La forme des animaux, qui sont fait d’un très grand nombre de cellules, est le résultat du développement embryonnaire. Celui-ci débute par la rencontre entre la cellule œuf, ou ovocyte, et le spermatozoïde, qui forment en fusionnant lors de la fécondation la première cellule appelée le zygote. Cette première cellule se divise et les cellules issues de cette division en font de même, et ainsi de suite. Ces cellules vont ensuite s’organiser dans l’espace pour créer un individu avec une forme bien spécifique qui dépend de l’espèce. Elles vont aussi se spécialiser, et devenir différentes les unes des autres, par exemple pour devenir des cellules du muscle ou des neurones. Pour réaliser tout cela, les cellules se parlent et utilisent plusieurs signaux de communication permettant entre autre l’allumage spécifique de certains gènes dans chaque cellule. Si les animaux actuels sont si différents, c’est parce que les processus mis en œuvre au cours du développement de l’embryon ont changé au cours de l’évolution. La discipline de la biologie qui s’intéresse à cette question s’appelle l’évo-dévo (biologie de l’évolution et du développement). Elle fait appel à l’étude des embryons de différents modèles, et en particulier de modèles marins.

Quelques modèles en évo-dévo utilisés au laboratoire BIOM. De haut en bas et de gauche à droite : un amphioxus (Branchiostoma lanceolatum), une lamproie (Lampetra fluviatilis), une roussette (Scyliorhinus canicula), une cione (Ciona intestinalis), un embryon de lamproie (en haut) et un embryon d’amphioxus (en bas), des ascidies blanches (Phallusia mammillata).
Plusieurs équipes de recherche du Laboratoire de Biologie Intégrative des Organismes Marins (BIOM, CNRS/Sorbonne Université, Observatoire Océanologique de Banyuls sur Mer) s’intéressent à l’évolution de la forme du corps du groupe des animaux chordés auquel nous appartenons. Ce groupe comporte les animaux à vertèbres (comme nous, les autres mammifères, les oiseaux, les amphibiens ou les poissons), les tuniciers (par exemple, pour les gourmets, le violet ou le biju), et les céphalochordés (ou amphioxus), ces deux derniers groupes étant exclusivement marins. Dans notre équipe de recherche, en étudiant les embryons d’amphioxus et son génome, nous avons par exemple montré qu’un changement dans le fonctionnement de certains signaux qui permettent aux cellules de se parler au cours du développement a probablement participé à l’apparition des muscles complexes de la tête des vertébrés, comme ceux qui permettent le mouvement des mâchoires ou les expressions du visage. Nous avons aussi montré qu’au cours de l’évolution les différents signaux de communication se sont interconnectés chez les vertébrés ce qui a complexifié le contrôle de l’allumage des gènes au cours de la formation de l’embryon.
D’autres questions fondamentales font appel aux animaux marins comme modèles d’étude. Par exemple : quand est-ce que les premiers neurones sont apparus, qu’est-ce qui permet à certains animaux de se régénérer, comment fonctionne la division cellulaire ? Et les animaux ne sont pas les seuls organismes occupant les océans à nous renseigner sur l’histoire du vivant !
Finalement, la biodiversité marine est source de nombreux mystères qu’il nous appartient de déchiffrer pour comprendre le monde vivant. Perdre la possibilité d’étudier ces organismes nous priverait d’une connaissance irremplaçable, ce serait comme perdre tous les livres qui nous permettent de connaître l’Histoire. Préserver la biodiversité marine, ce n’est pas seulement assurer le bon fonctionnement des écosystèmes et nous permettre d’exploiter leurs ressources pour nous nourrir et produire des molécules d’intérêt, c’est aussi nous permettre d’acquérir une connaissance du monde vivant inaccessible sans elle.

L'auteure : Stéphanie Bertrand, Maître de conférences, Laboratoire de Biologie Intégrative des Organismes Marins (BIOM, UMR7232 CNRS/Sorbonne Université), Observatoire Océanologique de Banyuls sur Mer, Alliance Sorbonne Université.
Alliance Sorbonne Université : l'Institut de l'Océan
Mille cinq cents enseignants, chercheurs, ingénieurs, techniciens mènent des travaux sur les océans au sein de l’Alliance Sorbonne Université dans près de trente laboratoires. C’est la plus grande université de recherche marine d’Europe.
Les travaux et les enseignements qui y sont réalisés relèvent de disciplines très variées, notamment la physique, la climatologie, la chimie, la géologie, la biologie, l’écologie, la géographie, l’histoire, l’archéologie, la paléontologie, la sociologie, la géopolitique…
Créé il y a un an, l’Institut de l'Océan a pour objectif de rapprocher ces équipes sur des projets océaniques interdisciplinaires, dégager une vision transverse et globale sur des problématiques maritimes, transmettre ces connaissances et faire valoir l’excellence et l’expertise maritime de l’Alliance Sorbonne Université.
L’institut de l'Océan est donc interdisciplinaire. Il s’applique à créer des synergies entre les équipes de recherche, à enrichir l’offre d'enseignement universitaire mais aussi de formation tout au long de la vie, à développer l’expertise mais aussi la science participative, et à consolider l’exploitation des grands outils scientifiques. Il a enfin pour mission de développer des liens de recherche et d’innovation entre Sorbonne Université et le monde maritime, ses acteurs institutionnels et économiques.
Les composantes de l’Alliance les plus impliquées dans la création de l’Institut de l'Océan sont Sorbonne Université et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Elles disposent de cinq stations maritimes à Dinard, Roscoff et Concarneau en Bretagne, Banyuls et Villefranche-sur-Mer sur les côtes méditerranéennes. L’École Navale et la Marine nationale ont été associées à la création de l’Institut.
- Plus d’informations sur le site de l’Institut de l’Océan
