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A l'occasion du One Ocean Summit, Mer et Marine donne la parole aux chercheurs de l'Institut de l'Océan de l'Alliance Sorbonne Université. Dans cet article, Jean-Luc Jung et Justine Girardet décrivent comment le matriarcat est fondamental chez de nombreux cétacés.

Il y a quelques 50 millions d’années, des mammifères ancêtres de nos baleines et dauphins actuels ont, au fil du temps, abandonné tout contact avec la terre ferme pour s’adapter à un nouvel environnement exclusivement marin. Leurs descendants forment aujourd’hui un groupe taxonomique hétérogène, dans lequel on distingue les cétacés à fanons (les mysticètes, nos « baleines »), et les cétacés à dents (les odontocètes, nos « dauphins », « marsouins », et leurs cousins). Sur les quelques 90 espèces de cétacés connues, plus d’une cinquantaine fréquentent les eaux maritimes françaises, métropolitaines et ultra-marines.

Au laboratoire, nous cherchons, par l’étude de l’ADN, à décrypter la diversité intraspécifique des cétacés. Ceci pour mieux comprendre les mécanismes sous-jacents à l’origine de cette diversité, mais aussi pour aider à la conservation de la biodiversité marine en général, et de ces espèces en particulier (Jung & Madon 2021). Nos travaux s’inscrivent dans le cadre de suivis pluridisciplinaires à long terme, et sont toujours menés en collaboration avec des acteurs de terrain, impliqués dans la conservation du milieu naturel.

Nos résultats rejoignent ceux de la communauté scientifique internationale.  De manière récurrente, ils mettent en évidence l’importance majeure de l’organisation sociale des groupes de cétacés étudiés (Figure 1), et la place centrale qu’y tiennent les femelles cétacés (Rendell et al. 2019). Jusqu’à jouer des rôles dans l’évolution des espèces elle-même.

Les relations mères-enfants, piliers de l’organisation des groupes sociaux chez les cétacés

Parmi les changements adaptatifs qui ont été nécessaires aux ancêtres des cétacés actuels, ceux concernant l’organisation sociale sont primordiaux. Tout particulièrement pour assurer la protection des nouveau-nés et des jeunes dans le grand bleu de l’océan mondial. Nul terrier, caverne ou branche d’arbre ne peut y servir de refuge aux jeunes pendant que ses parents seront en quête de nourriture. Le rôle des pères cétacés apparaît comme s’arrêtant après l’accouplement. Les relations mères-enfants sont donc fondamentales dans l’organisation sociale des cétacés, et constituent les piliers soutenant toute l’édification de leurs sociétés souvent complexes (Rendell et al. 2019, Richard et al. 2018, Sarano et al. 2021).

 

 

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© J.-L.JUNG - YSEB

 

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© J.-L.JUNG - YSEB

Figure 1 : Chasse en groupe pour ces dauphins tachetés pantropicaux (Stenella attenuata), observés côte-sous-le-vent en Guadeloupe le 8 juin 2021 lors d’une campagne de prélèvements d’ADN environnemental dans le cadre des travaux de l’OHM littoral Caraïbe (© J.-L. JUNG - YSEB) 

 

Coévolution gène-culture, ou comment l’organisation sociale influe sur l’évolution chez les cétacés 

Chez plusieurs espèces de cétacés, et pour la première fois chez des espèces animales, des phénomènes de co-évolution gène-culture - l’un des moteurs de l’évolution de l’espèce Humaine - ont été mis en évidence. L’importance des mères y apparaît clairement. Chez les grands dauphins (Tursiops truncatus) de la baie Shark en Australie, les mères transmettent en parallèle à leur descendance leur ADN mitochondrial et l’apprentissage de l’usage d’un outil (des éponges) pour faciliter la pêche (Koops et al 2014). On parle ici d’« autostop génétique ». Chez les orques (Orcinus orca), on rejouerait plutôt « Roméo et Juliette », et des barrières à la reproduction existent entre groupes spécialisés structurés autour des lignées maternelles (Foote et al. 2017).

Chez les mysticètes [1], c’est la fidélité géographique transmise par apprentissage de la mère au baleineau qui influe sur la diversité génétique des espèces. Nous avons par exemple comparé l’ADN des baleines à bosse (Megaptera novaeangliae) des Iles Commandeur et Karaginsky en collaboration avec Olga Filatova (Université de Moscou). Nous avons mis en évidence des différences génétiques reflétant une fidélité géographique d’une précision inconnue jusque-là, transmise par apprentissage de la mère au baleineau (Richard et al 2018).

Les histoires de famille d’un groupe matrilinéaire [2] de cachalots (Physeter macrocephalus) observés à la loupe dans l’Océan Indien. 

Depuis plusieurs années, nous étudions la diversité génétique des cachalots à l’Ile Maurice dans l’Océan Indien. A Maurice, le travail est mené par Francois Sarano [3] et son association Longitude 181 ainsi que par la Marine Megafauna Conservation Organisation de Hugues Vitry. Un groupe de cachalots, appelé le groupe d’Irène Gueule Tordue, leur est particulièrement bien connu. Tous ses individus sont identifiés [4].

Le grand cachalot est le cétacé qui présente le dimorphisme sexuel le plus spectaculaire. Les femelles et les jeunes forment des groupes exceptionnellement stables, réputés matrilinéaires. Mais les mâles, les « Moby-Dick », quittent le groupe natal à leur maturité, et migrent vers les hautes latitudes, plus riches en nourriture.

La matrilinéarité des groupes dans l’Océan Indien, leur organisation sociale, la fidélité des mâles sont autant de points qui restaient à élucider. Des prélèvements de peaux mortes nous ont permis de percer des secrets de famille grâce à la génétique. Le groupe d’Irène Gueule tordue est quasi strictement matrilinéaire, la place de la lignée maternelle y est donc fondamentale. « Quasi », car une femelle adulte, Claire, possède un ADN mitochondrial différent, et n’appartient pas à la même lignée maternelle. Elle a donc été adoptée socialement par le groupe. La barrière des relations familiales n’est pas totalement hermétique. Nous avons aussi identifié des nounous, et même le cas extrême de la mère génétique d’Alexander, jeune cachalot du groupe, qui n’est pas la femelle qui s’occupe de lui.

Et les pères dans tout cela ? L’étude a quand même quelque peu écorné l’image de Moby-Dick, grand cachalot solitaire sans attaches. Durant les 9 ans d’observations, plusieurs grands mâles adultes sont revenus plusieurs fois, démontrant ainsi un degré de fidélité sociale encore inconnu pour l’espèce. L’étude de l’ADN a aussi démontré que ces cachalots mâles étaient nés ailleurs que dans le groupe d’Irène gueule tordue. Et pourtant leur arrivée peut, pour certains, déclencher des rassemblements exceptionnels de femelles adultes et de juvéniles. Le rôle social de ces géants des mers semble donc bien ne pas se limiter simplement à la reproduction, mais quasiment tout reste à comprendre (Figure 2).

 

 

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© DR

Figure 2 : Interactions sociales observées à l’Ile Maurice entre un mâle adulte (Réza, Re), non originaire du groupe d’Irène Gueule Tordue, et différents membres du groupe : une femelle adulte  (Germine, G) et plusieurs jeunes : Eliot (E) âgé de 8 ans; Arthur (A) et Roméo (Ro) 6 ans; Ali (Al) Daren (D) et Chesna (C) 1 an, et Miss Toutou (M) 3 ans. Photographie d’après Girardet et al. bioRxiv, 2021, https://doi.org/10.1101/2021.04.23.440733

 

Les groupes de grands dauphins en mer d’Iroise et dans les Antilles françaises

Nul besoin de partir dans la baie Shark en Australie pour étudier la diversité génétique des groupes sociaux de grands dauphins. En mer d’Iroise comme en Guadeloupe, des groupes de grands dauphins sont observés régulièrement. En Iroise ils sont suivis de près par le Parc Naturel Marin d’Iroise (Louis et al. 2017), avec qui nous avons entrepris une étude génétique. Ceci afin de décrypter l’influence des relations familiales, et particulièrement des lignées maternelles, sur la structuration des groupes et sur les flux de gènes avec les autres individus de l’espèce. En Guadeloupe, c’est dans le cadre de l’OHM Littoral Caraïbe (Labex DRIIHM, CNRS) et en lien avec le sanctuaire Agoa de l’OFB que nous suivons la diversité des cétacés par des approches associant science participative [5] et étude de l’ADN environnemental (Jung & Pendleton 2021).

Les résultats de ces études sont à venir, et permettront de mieux comprendre l’organisation sociale des groupes de grands dauphins en Iroise et dans les Antilles, d’y estimer l’importance des lignées maternelles, mais aussi d’aider à la protection de ces espèces, et de l’environnement marin en général.

 

 

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© DR

Les auteurs : Jean-Luc Jung, Maitre de Conférences à l’Université de Brest et Justine Girardet, Attachée Scientifique au Muséum National d’Histoire Naturelle

Membres de l’Institut de Systématique, Evolution, Biodiversité (ISYEB), Muséum national d'Histoire naturelle, CNRS, Sorbonne Université, EPHE, Université des Antilles

 

[1] Les mysticètes sont en majorité des espèces migratrices, qui se reproduisent en hiver dans les eaux chaudes tropicales et subtropicales, et se nourrissent, en été, dans les eaux froides et plus productives des hautes latitudes

[2] Un groupe matrilinéaire est constitué d’une femelle âgée et de ses descendants. Ces groupes, très stables, sont rencontrés chez les cachalots et chez les orques

[3] Sarano F. (2017) Le retour de Moby Dick ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes. Actes Sud, 240pp. ISBN : 978-2-330-08024-2

[4] Vous pouvez rencontrer les membres de ce groupe dans le documentaire de François Sarano et Stéphane Granzotto « Le Clan des cachalots » Mona Lisa Production - Arte France - Label Bleu

[5] Le volet « sciences participative est mené grâce à l’implication de l’OMMAG, Observatoire des mammifères marins de l’archipel Guadeloupéen

 

Bibliographie

 

 - Foote, A. D. et al. (2016) Genome-culture coevolution promotes rapid divergence of killer whale ecotypes. Nature Communications 7, 1–12).

- Girardet J., Sarano F., Richard G., Tixier P., Guinet C., Alexander A., Sarano-Simon V., Vitry H., Preud'Homme A., Heuzey R, Garcia-Cegarra A.M., Adam O., Madon B. & Jung J.-L. (2021) Long distance runners in the marine realm: New insights into genetic diversity, kin relationships and social fidelity of Indian Ocean male sperm whales. Preprint. bioRxiv 2021.04.23.440733.

- Jung J.-L. & Madon B. (2021) Protection des mammifères marins face aux activités humaines et nouvelles connaissances issues des études de l’ADN, in Actes du colloque « Le transport maritime et la protection de la biodiversité », Brest, 12 et 13 décembre 2019. Nicolas Boillet & Betty Queffelec Eds, Edition Pedone, Paris France. 115-146.

- Jung J.-L. & Pendleton L. Dans le sillage des mammifères marins // In the wake of marine mammals. Vigilife Magazine N° 1. https://www.vigilife.org/dans-le-sillage-des-mammiferes-marins/

- Koops, A. M., Ackermann, C. Y., Sherwin, W. B., Allen, S. J., Bejder, L. & Krutzen, M. (2014) Cultural transmission of tool use combined with habitat specializations leads to fine-scale genetic structure in bottlenose dolphins. Proceedings of the Royal Society 281, 20133245.

- Louis, M., Buanic, M., Lefeuvre, C., Le Nilliot, P., Ridoux, V. & Spitz, J. (2017) Strong bonds and small home range in a resident bottlenose dolphin community in a Marine Protected Area (Brittany, France, Northeast Atlantic). Marine Mammal Science 33 (4), 1194–1203.

- Rendell, L., Cantor, M., Gero, S., Whitehead, H. & Mann, J. (2019) Causes and consequences of female centrality in cetacean societies. Philosophical Transactions Royal Soc B Biological Sci 374, 20180066.

- Richard G., Titova O.V., Fedutin I.D., Steel D., Meschersky I.G., Hautin M., Burdin A.M., Hoyt E., Filatova O.A. & Jung J.-L. Cultural transmission of fine-scale fidelity to feeding sites may shape humpback whale genetic diversity in Russian Pacific waters. Journal of Heredity. 109:724–734.

- Sarano F., Girardet J., Sarano V., Vitry H., Preud'homme A., Heuzey R, Garcia-Cegarra A.M., Madon B., Delfour F., Glotin H., Adam O. & Jung J.-L. (2021) Kin relationships in cultural species of the marine realm: case study of a matrilineal social group of sperm whales off Mauritius Island, Indian Ocean. Royal Society of Open Science. 8: 201794.

Alliance Sorbonne Université : l'Institut de l'Océan

Mille cinq cents enseignants, chercheurs, ingénieurs, techniciens mènent des travaux sur les océans au sein de l’Alliance Sorbonne Université dans près de trente laboratoires. C’est la plus grande université de recherche marine d’Europe.

Les travaux et les enseignements qui y sont réalisés relèvent de disciplines très variées, notamment la physique, la climatologie, la chimie, la géologie, la biologie, l’écologie, la géographie, l’histoire, l’archéologie, la paléontologie, la sociologie, la géopolitique…

Créé il y a un an, l’Institut de l'Océan a pour objectif de rapprocher ces équipes sur des projets océaniques interdisciplinaires, dégager une vision transverse et globale sur des problématiques maritimes, transmettre ces connaissances et faire valoir l’excellence et l’expertise maritime de l’Alliance Sorbonne Université.  

L’institut de l'Océan est donc interdisciplinaire. Il s’applique à créer des synergies entre les équipes de recherche, à enrichir l’offre d'enseignement universitaire mais aussi de formation tout au long de la vie, à développer l’expertise mais aussi la science participative, et à consolider l’exploitation des grands outils scientifiques. Il a enfin pour mission de développer des liens de recherche et d’innovation entre Sorbonne Université et le monde maritime, ses acteurs institutionnels et économiques.

Les composantes de l’Alliance les plus impliquées dans la création de l’Institut de l'Océan sont Sorbonne Université et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Elles disposent de cinq stations maritimes à Dinard, Roscoff et Concarneau en Bretagne, Banyuls et Villefranche-sur-Mer sur les côtes méditerranéennes. L’École Navale et la Marine nationale ont été associées à la création de l’Institut.

- Plus d’informations sur le site de l’Institut de l’Océan

 

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