La locomotive aux couleurs d’Infrabel, la société d’infrastructure ferroviaire belge, s’engouffre dans le tunnel de Liefkenshoek. Les rails plongent 40 mètres sous l’Escaut et ressortent sur la rive droite, en plein dans la zone industrialo-portuaire d’Anvers. Au bout de la voie ferrée, il y a la gare de triage d’Anvers-Nord, deuxième plus grande gare de formation d’Europe. Là-bas, les conteneurs s’alignent et les convois s’ébranlent vers tout l’arrière-pays du deuxième port européen : Benelux, France, Allemagne, Pologne et même beaucoup plus loin. « Actuellement, la part du ferroviaire est de 9% dans le pré et post acheminement vers les quais d’Anvers », détaille Danny Deckers, du port d’Anvers, « mais cette proportion pourra être portée à 15% avec ce nouveau tunnel qui va désengorger le Kennedytunnel, seul franchissement de l’Escaut jusqu’ici. Il faut que l’on fasse tout pour faciliter la logistique sur le port. C’est ce qui fait notre différence ».

La nouvelle liaison ferroviaire via le tunnel Leifkenshoek, sous l'Escaut (INFRABEL)
Parce qu’Anvers doit la cultiver cette différence, cette particularité géographique, qui fait de la ville du fond de l’Escaut, à six heures de chenalage de la mer, un des plus grands ports maritimes européens. « Vous avez vu où on est ? On est au cœur de l’Europe ! Les grands centres industriels de la Ruhr et de la Rhénanie sont à une journée de navigation en péniche, il y a 250 trains de marchandises qui partent tous les jours d’ici et nous sommes entourés d’autoroutes », s’exclame Danny Deckers. 60% du pouvoir d’achat européen est concentré dans un rayon de 500 km autour du port flamand.

(INFRABEL)
Anvers l’a bien compris. Alors pour compenser son relatif enclavement, le port construit des écluses, approfondit son chenal, drague, polderise et soigne son offre industrielle. « Ici, ce qui fait notre différence, c’est notre savoir-faire et la valeur ajoutée que nous apportons à nos clients ». Le savoir-faire anversois, c’est celui qui est hérité des « naties », littéralement les « nations », pilier de l’histoire portuaire locale. « C’est à Napoléon que nous devons l’essor de notre port. C’est lui qui est venu libérer l’Escaut, qui avait été occupé par les Hollandais pendant 200 ans. Il a fait d’Anvers un de ses ports stratégiques en face de l’Angleterre, il a creusé notre bassin Bonaparte (aujourd’hui reconverti en bassin de plaisance au centre de la ville) et a relancé notre activité ». Les Anversois, grands commerçants, ne se sont pas fait prier pour se libérer de la dépendance aux voisins hollandais. Les maisons de commerce fleurissent sur le port, les navires recommencent à accoster au cœur de la ville. Les échanges progressent vite, la main d’œuvre arrive du monde entier, les communautés se créent et les négociants s’appuient sur ces spécialistes regroupés dans les naties. « Les naties avaient chacune leur spécificité, elles travaillaient un produit, comme le coton pour la Katoennatie, les balles de tabac, le charbon, sur des lignes géographiques spécifiques ou pour une région de l’hinterland ». Les naties sont plus que de simples entreprises de manutention. Elles sont une plateforme commerciale et industrielle pour leurs clients. « Les clients d’Anvers ont toujours été, historiquement, éloignés de la mer. Le savoir-faire des naties, c’est de leur fournir un produit directement utilisable en les affranchissant de toutes les contraintes du passage de la mer à la terre, ces métiers qu’ils ne connaissent pas ».
Alors à Anvers, on a très vite construit des entrepôts couverts, plus de 6 millions de m2 aujourd’hui, mais on a aussi vite réfléchi à la valeur ajoutée que pouvait apporter la place portuaire. « Ici, on ne fait pas que mettre un colis sur un quai. Ici, on peut le dépoter, le travailler, le reconditionner et l’expédier. C’est cela notre atout ».

(AUTORITE DU PORT D'ANVERS)
Les naties existent toujours, même si une partie d’entre elles ont été rachetées par des grands groupes comme PSA ou DPWorld pour les conteneurs. La Katoennatie ne décharge plus de balles de coton, elle s’est spécialisée dans la pétrochimie et s’est exportée dans 30 pays. La transition dans la globalisation s’est faite dans la droite ligne de l’histoire du port municipal, devenu autonome en 1997.
« Aujourd’hui, le port d’Anvers génère 18.8 milliards d'euros de valeur ajoutée et pourvoit 146.000 emplois », explique Luc Arnouts, le directeur commercial de l’autorité portuaire. Le port du fond de l’Escaut continue à survoler certains secteurs comme le breakbulk (marchandises non conteneurisées), où il occupe la première place européenne notamment grâce à son trafic d’acier et de métaux non ferreux, avec 6.5 millions de tonnes. Les 7 steel services center du port traitent les bobines, plaques, tuyaux, les coupent, les emballent ou les refendent avant de les charger sur rail ou sur péniche.
6.9 millions de m3 de citernes inox – la plus grande concentration au monde – alimentent le plus grand complexe pétrochimique européen, qui rassemble des raffineries, des craqueurs, des pipelines et des centres de distribution, où 60 millions de tonnes de marchandises sont passées l’an passé. Les fruits, le café, les voitures (plus d’un million d’unités dans les trois terminaux rouliers), le trafic vers la Scandinavie, le vrac sec, les conteneurs (8.6 millions d’EVP en 2013) avec notamment le hub de MSC qui va prochainement s’agrandir… Anvers veut progresser ou assurer son leadership dans tous les compartiments. En 2013, le port a traité 190 millions de tonnes, « des volumes qui atteignent ceux de l’avant crise », assure Luc Arnouts.

Le terminal Rubis, sur le site pétrochimique (AUTORITE DU PORT D'ANVERS)
(AUTORITE DU PORT D'ANVERS)
Parmi ces marchandises, six millions de tonnes sont « françaises ». « Nous travaillons principalement avec le Nord-Pas-de-Calais avec un trafic principalement routier et l’Est, via la navigation fluviale ». Si Anvers n’est pas, comme on l’entend régulièrement, le premier port français, il n’en reste pas moins que la France voisine est un « partenaire privilégié », 7ème dans le classement du port. « Le canal Nord-Seine-Europe, quand il verra le jour, va permettre d’optimiser les échanges et notamment d’augmenter la part du fluvial vers la France, qui reste, dans le Nord, très routière pour le moment ».
Pour conserver cette position stratégique dans le commerce européen, Anvers s'en donne les moyens. Entre 2010 et 2025, 10 milliards d’euros seront investis par l’Autorité portuaire, ainsi que les partenaires publics et privés, pour des travaux d’infrastructures titanesques : approfondissement de l’Escaut, creusement du tunnel de Liefkenshoek et, prochaine grande étape, ouverture de l’écluse de Deurganckdock.

Vue de la future écluse de Deurganckdock (JAN DE NUL)
Travaux de percement de l'écluse (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
La plus grande écluse du monde est actuellement en cours de percement et devrait ouvrir en 2016. Elle va afficher une profondeur de 17.8 mètres de long, une longueur de 500 mètres et une largeur de 68 mètres. Son objectif est d’accueillir les futurs maxi porte-conteneurs qui escaleront dans le nouveau terminal MSC-PSA qui va s’installer à proximité dès l’écluse construite. Environ 70% des conteneurs transiteront par ce nouvel eldorado de la rive gauche, désormais desservi par la nouvelle liaison ferroviaire. « Nous allons également redimensionner toutes nos voies fluviales, qui représentent 35% de notre trafic vers l’hinterland, en modernisant les écluses et en rehaussant les ponts pour que les péniches qui pourront transporter quatre plans de conteneurs puissent passer ».
A côté du mastodonte Rotterdam, qui vient de s’équiper du nouveau terminal Maasvlakte 2, Anvers continue à jouer la carte de sa géographie et de ses compétences portuaires.
Sur le premier train à entrer dans le Liefkenshoek, il y avait écrit « Passage to Europe ». L’histoire et le futur que veut se donner la place anversoise.