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Alors qu’un nombre croissant de pays européens travaille activement au retour des croisiéristes dans leurs ports d’ici l’été, le gouvernement français fait toujours preuve de beaucoup d’attentisme. A Marseille, premier port hexagonal pour le tourisme maritime, les professionnels redoutent que la reprise qui se dessine se fasse sans la France et que si celle-ci rate le coche, la filière nationale en subira de lourdes et durables conséquences. Mettant en avant le retour d’expérience positif des protocoles sanitaires déployés par les compagnies dans d’autres pays, ils appellent l’Etat à donner une visibilité au secteur et préparer avec les instances sanitaires la réouverture progressive des ports français dès que cela sera possible. Une problématique qui, au-delà de la cité phocéenne, touche de nombreuses autres villes et régions du pays, du Nord à la Corse en passant par la Normandie, la Bretagne, l’Aquitaine, l’Occitanie et le reste du littoral méditerranéen. Mais aussi toute l’industrie navale qui dépend de la croisière, à commencer par les chantiers. Car sans reprise sensible de l’activité, les arrêts techniques de navires resteront très limités, et il ne faudra pas espérer de nouvelles commandes de paquebots. Cette question, celle de la croisière en France, pèse 5.5 milliard d’euros par an dans l’économie nationale et génère 20.000 emplois directs, dont 6000 pour la construction navale. Elle est donc loin d’être anecdotique.

Toute une flotte à quai dans les bassins phocéens

Il n’y a en tous cas jamais eu autant de paquebots dans le port de Marseille, avec ces derniers mois jusqu’à une quinzaine de navires amarrés simultanément dans les bassins phocéens et encore treize à ce jour, des petits navires de luxe aux paquebots géants. Un tableau que les acteurs de la croisière auraient à peine imaginé dans leurs rêves les plus fous avant la pandémie. Loin d’être idyllique, cette image illustre en réalité non pas l’essor du tourisme maritime, mais l’arrêt d’une industrie dont la paralysie quasi-totale depuis bientôt un an commence à avoir de sérieuses conséquences économiques et sociales. Tous ces bateaux sont en effet immobilisés en attendant de pouvoir reprendre du service.

350 millions d’euros de retombées économiques et 3000 emplois en jeu

Premier port français pour la croisière, et l’un des premiers en Méditerranée sur ce marché, Marseille attendait l’an dernier quelques 500 escales, espérant franchir la barre des 2 millions de passagers, pour des retombées estimées à 350 millions d’euros et 3000 emplois dépendant directement ou indirectement de cette activité. Sauf que depuis mars 2020, en dehors de quelques milliers de passagers débarqués lors d’opérations de rapatriement, puis durant l’été un flux limité à un petit navire de la compagnie française Ponant (qui emploie 500 personnes à son siège marseillais), cette activité a été réduite à néant. Des métiers portuaires et maritimes aux sites touristiques, en passant par l’hôtellerie et les commerces, le choc est rude et les mois qui viennent seront décisifs pour la survie de nombreux acteurs. 

« Un travail énorme a été réalisé pour une reprise progressive offrant le maximum de sécurité»

Bien que la situation sanitaire soit encore complexe cet hiver, et que le développement de variants de la Covid-19 pousse les autorités à la prudence, les professionnels de la croisière pensent qu’il est temps de prévoir la reprise qui doit s’amorcer au printemps. « Un travail énorme a été réalisé par les acteurs locaux, les armateurs et les autorités sanitaires pour déterminer les conditions d’une reprise progressive offrant le maximum de sécurité. Nous avons notamment la chance, à Marseille, de disposer de structures spécialisées dans les maladies infectieuses, à commencer par l’IHU, qui travaille depuis 10 ans avec les compagnies de croisière. Le bataillon des marins-pompiers a également acquis une expertise très pointue sur le Covid et a évalué les protocoles mis en œuvre par les armateurs, en allant sur place, en Italie, où les croisières ont repris depuis août et se poursuivent sans problème grâce aux procédures mises en place et contrôlées par les autorités italiennes », explique à Mer et Marine Jean-François Suhas, président du Club de la Croisière Marseille-Provence.

A bord des paquebots, des protocoles hyper-stricts inconnus à terre

Le Bataillon des marins-pompiers de Marseille (BMPM) et plus particulièrement son service médical s’est ainsi récemment rendu à Gênes pour passer au crible les protocoles sanitaires déployés sur le MSC Grandiosa, l’un des rares paquebots actuellement en service en Méditerranée. Avec des retours apparemment favorables. Il faut dire que l’armateur MSC Cruises et ses homologues ayant repris partiellement leur activité, ne peuvent que tout mettre en œuvre pour que les choses se passent bien. Une obligation car, en cas de problème, la confiance acquise auprès des autorités locales serait brisée et tous les efforts et investissements consentis pour favoriser la relance de l’industrie partiraient en fumée. Alors que la crise dure depuis un an et que le secteur a perdu des milliards d’euros, l’efficacité sanitaire est tout simplement une question de survie pour cette industrie. 

Pour embarquer sur le paquebot, pour le moment exploité entre les ports italiens et Malte, il faut donc montrer patte blanche sur le plan médical. Les passagers doivent non seulement se présenter avec un test PCR négatif réalisé dans les 72 heures avant l’embarquement, mais ils sont en plus de nouveau testés au terminal, où ils attendent le résultat (l’analyse est effectuée sur place) avant d’être autorisés à monter à bord. Au cours de la croisière, des prises de température sont effectuées quotidiennement, alors que les protocoles sanitaires sur le navire sont très stricts : port du masque obligatoire dans tous les espaces publics, nettoyage et désinfection renforcés, plus de self-service au buffet, modification du système d’air conditionné, ou encore des excursions organisées obligatoires pour descendre lors des escales, afin de maintenir une « bulle sanitaire ». Avec interdiction de remonter à bord pour ceux qui décideraient s’éclipser pour une promenade individuelle. Et ça ne plaisante pas puisque plusieurs cas de débarquements sont déjà intervenus, les passagers ayant voulu contourner le protocole se voyant refuser l’accès au navire, au pied duquel leurs valises ont été débarquées. Retour direct à la maison et aux frais des contrevenants.

Pour maintenir la distanciation sociale, une jauge pour chaque espace (restaurants, bars, salles de spectacles…) a été établie de même qu’une jauge maximale ne devant pas dépasser 70% de la capacité du paquebot. Toutefois, dans les faits, le MSC Grandiosa n’était cet hiver rempli qu’autour de 20%, soit un millier de passagers chaque semaine. A bord, le personnel médical a été renforcé et l’hôpital adapté avec des moyens de prise en charge des cas suspects, dont des équipements pour tester et obtenir en mer les résultats (tests PCR et antigéniques), des espaces sont réservés pour un éventuel besoin d’isolement et des procédures ont été instaurées avec tous les ports d’escale pour permettre une évacuation rapide et une assistance médicale si quelqu’un est testé positif à la Covid-19. Le personnel, qui fait l’objet en début de contrat d’une quarantaine avant de monter à bord, est testé chaque semaine et ne descend pas à terre autrement que dans des lieux sécurisés. Quant aux passagers, ils sont en fin de croisière testés une troisième fois avant de débarquer, de manière à garantir aux autorités qu’ils ne seront pas une source de contamination à la fin de leurs vacances. « On ne peut pas faire plus ! Aucun espace accueillant du public à terre ne va si loin dans le contrôle et le suivi sanitaire », souligne-t-on chez l’armateur MSC Cruises.

Malgré toutes ces mesures, il y en a quand même eu à bord quelques cas de Covid ces derniers mois mais à chaque fois, grâce à la robustesse du protocole, les personnes concernées ont été très rapidement identifiées, isolées, testées et débarquées, sans qu’une épidémie se déclare sur le navire et que la croisière soit remise en cause.

« Des dizaines de milliers de passagers ont déjà pu partir en croisière en toute sécurité »

Le spectre de voir des navires se transformer comme au printemps 2020 en vastes clusters flottants n’est donc plus d’actualité selon les armateurs. « Depuis l’été dernier, des dizaines de milliers de passagers ont déjà pu partir en croisière en toute sécurité. Nous ne sommes plus du tout dans la situation d’il y a un an, quand la pandémie s’est déclarée et que personne n’était préparé pour y faire face. Beaucoup ont encore en tête l’histoire dramatique du Diamond Princess au Japon mais c’était une autre époque, personne ne connaissait ce virus et on ne savait pas comment y faire face, ni sur un bateau ni à terre », rappelle Erminio Eschena, président de l’Association internationale des compagnies de croisière (CLIA) pour la France. Depuis, insiste-t-il, les choses ont bien changé : « Nous avons mis à profit tous ces mois qui se sont écoulés pour élaborer et déployer, avec des spécialistes de santé et des experts techniques, le tout sous le contrôle des autorités sanitaires, des protocoles qui ont démontré leur robustesse et leur efficacité. Par nature, ils restent évolutifs pour tenir compte du retour d’expérience, de l’évolution de la situation et des progrès de la connaissance médicale comme des technologies, par exemple le déploiement à bord de nouveaux tests plus rapides et efficaces ces derniers mois. Il faut aussi ajouter que des accords ont été conclus avec des structures hospitalières privées, comme l’IHU de Marseille, afin de disposer de places pour prendre en charge d’éventuels malades et, ainsi, ne pas occuper de lits dans les hôpitaux publics ».

Ne pas être à la traine alors que la Méditerranée se rouvre

Pour Erminio Eschena, le moment est donc venu de préparer la reprise des croisières dans l’Hexagone, comme c’est déjà le cas ailleurs : « L’Italie, l’Allemagne, Malte, les Canaries ont déjà repris, Chypre, la Grèce, la Croatie, Israël se mettent en ordre de bataille pour le faire rapidement, l’Espagne y travaille aussi, et d’autres pays encore. Nous ne devons pas être à la traine alors que toutes les conditions sont réunies pour espérer une reprise cet été. Le retour de l’activité touristique est économiquement crucial pour un pays comme la France et la croisière offre clairement toutes les garanties pour aider à faire revenir des vacanciers internationaux de manière contrôlée et sécurisée ». Le président de CLIA France plaide cependant pour une reprise raisonnée et graduelle : « Bien sûr, il faut que cela soit progressif et il faut rester très attentif et tenir compte de l’évolution de la situation sanitaire au fil des semaines pour agir en conséquence en cas d’amélioration ou de dégradation. Mais il est crucial d’y travailler et de fixer des objectifs dès maintenant pour que nous soyons prêts au printemps ». Il faut en effet du temps aux compagnies pour remettre la machine en route, notamment réarmer les paquebots et faire revenir les équipages, relancer la communication et les ventes auprès des clients.

La question du passeport vaccinal

Comme pour les voyages internationaux et certaines activités à terre, la question du passeport vaccinal se pose aussi dans la croisière. Certains pays, comme Israël, vont d’ailleurs l’imposer pour les paquebots qui seront exploités chez eux. Et cette tendance sera probablement appelée à se généraliser, du moins quand les populations auront atteint un niveau suffisant de vaccination, ce qui est encore loin d’être le cas dans l’énorme majorité des pays à travers le monde. « La question des vaccins est sur la table mais, pour le moment, nous estimons que nos protocoles sanitaires sont suffisants pour amorcer la reprise », dit Erminio Eschena.

L’espoir de reprendre en mai dans les bassins phocéens

Pouvoir reprendre au mois de mai si les conditions sont réunies est l’échéance que les professionnels de la croisière se fixent et espèrent voir validée par le gouvernement français. Plusieurs options ont été proposées aux autorités. Au Club de la Croisière de Marseille, on a par exemple avancé l’idée de « croisières tests », avec pour commencer de simples mouvements de passagers français : « On peut imaginer de ne réaliser dans un premier temps que des embarquements et débarquements à Marseille de passagers français, dans les conditions qui sont déjà en vigueur et fonctionnent en Italie, via un protocole élaboré avec la préfecture, l’agence régionale de santé, les marins-pompiers et les armateurs. Personne d’autre que les passagers français ne monterait sur le bateau et n’en descendrait. Puis, dans un second temps, nous pourrions réaliser l’escale pour tous les passagers, avec des visites encadrées soumises à des protocoles stricts pour maintenir la bulle sanitaire mise en place sur le bateau, par exemple des visites de sites touristiques ou de musées réservées aux passagers avec des guides testés », détaille Jean-François Suhas.

Du côté des armateurs, notamment Costa et MSC qui espèrent revenir à Marseille en mai, on évoque plutôt l’idée d’escales normales mais contrôlées, c’est-à-dire permettre non seulement des embarquements et débarquements de clients français, mais aussi des excursions pour les autres passagers internationaux présents à bord. Le tout selon des protocoles clairement définis avec les autorités pour permettre une « étanchéité sanitaire ». Les compagnies proposent de définir un nombre maximum de passagers pouvant faire escale à Marseille et de faire en sorte qu’il n’y ait pas plus d’un paquebot le même jour en escale commerciale, de manière à faciliter la gestion des flux de passagers.

Discussions en cours avec les ministères concernés

A ce stade, Jean-François Suhas assure ne pas rencontrer d’opposition de la part de la préfecture, de l’ARS ou du BMPM pour préparer la reprise. « Nous avons plutôt du soutien de ce côté ». C’est donc désormais à Paris, au niveau du gouvernement, que l’approche doit évoluer.  « Des discussions sont en cours avec les ministères concernés et avancent dans la bonne direction, nous espérons une prise de décision prochaine », confie Erminio Eschena. Pour le président de CLIA France, « Marseille est le port le mieux placé pour initier la reprise, qui doit ensuite s’étendre aux autres ports français, jusqu’aux territoires ultramarins où le contexte est différent du fait de leur insularité mais qui doivent, par exemple aux Antilles, pouvoir espérer un retour des navires de croisière durant l’hiver 2021/2022 ».

Des centaines de passagers français embarquent chaque semaine en Italie

Le comble, dans cette affaire, c’est que la fermeture des ports hexagonaux n’empêche en rien des milliers de français de partir en croisière… au départ d’Italie. Faute de pouvoir embarquer à Marseille, ils sont en effet des centaines à franchir chaque semaine la frontière pour embarquer à Gênes, où les Français représentent en ce moment un tiers des passagers du MSC Grandiosa. Un mouvement qui devrait s’accélérer avec la remise en service prochaine de nouveaux paquebots de MSC et Costa au départ des ports italiens. « C’est une hérésie ! Tous ces passagers partent de France et reviennent en France, cela n’a donc plus aucun sens de continuer à interdire les embarquements à Marseille », tempête Jean-François Suhas.

Pire, les acteurs français de la croisière redoutent que si cette situation perdure, les compagnies finissent par se désintéresser de Marseille, d’autant que c’est dans les prochaines semaines que les itinéraires pour la saison estivale en Méditerranée vont être fixés. Quant aux passagers français, ils vont avoir de plus en plus d’alternatives à leur disposition. « Si tout le monde reprend et que les ports français restent fermés, il y a un en effet un risque de déperdition, en particulier les clients qui veulent voyager et peuvent le faire depuis un autre pays », reconnait Erminio Eschena. Car il est très facile de rejoindre Gênes ou Savone depuis le sud de la France, alors que les compagnies, comme Costa, vont également proposer des vols depuis Paris pour rejoindre par exemple Civitavecchia (via Rome) et y embarquer. La réouverture prochaine des ports espagnols et grecs, qui ne veulent à aucun prix rater la saison estivale de la croisière, va rajouter Barcelone et Athènes au panel d’options alternatives. Tout cela au détriment de Marseille et sans aucun bénéfice sanitaire.

Des impacts également sur l’activité portuaire, ainsi que la construction et la réparation navales

Et les enjeux vont au-delà du seul secteur du tourisme, de l’hôtellerie restauration et du commerce. Ils touchent aussi l’industrie navale et portuaire. A Marseille en particulier, la croisière est une activité majeure des bassins phocéens, où le trafic marchand s’est réduit à peau de chagrin et qui ne vit autrement qu’avec le trafic des ferries vers la Corse et le Maghreb. Les escales de paquebots sont essentielles pour de nombreux métiers portuaires, de l’avitaillement au pilotage en passant par le remorquage. Mais aussi pour les entreprises de la réparation navale. Chantier Naval de Marseille a, ainsi, vu de nombreux arrêts techniques de paquebots reportés et le contenu des travaux fortement amputés, les armateurs réduisant au maximum les frais dans l’attente d’une reprise. « Nous continuons d’être dans le brouillard et vivons au jour le jour. Il est important que des signes positifs arrivent rapidement pour le marché de la croisière et que les compagnies puissent faire leur saison », souligne Jacques Hardelay, directeur de CNdM, qui estime qu’autoriser la reprise des croisières en France « serait un signal fort ». Un signal qu’attendent aussi les armateurs pour confirmer des commandes de nouveaux paquebots. C’est le cas dans tous les chantiers européens, y compris à Saint-Nazaire, dont les deux principaux clients, MSC et RCCL, ne pourront logiquement maintenir leurs investissements tels que prévus sans perspective sérieuse et rapide de reprise. Il est effet illusoire de penser que les armateurs vont investir des milliards d’euros supplémentaires alors qu’ils ne savent pas quoi faire des bateaux qui sortent aujourd’hui des chantiers.

Dans ce contexte, il n’est pas illogique que les opérateurs comptent notamment sur les pays qui bénéficient de cette manne colossale pour être parmi les premiers à accompagner la reprise.

© Un article de la rédaction de Mer et Marine. Reproduction interdite sans consentement du ou des auteurs.

 

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